Un esprit éclectique et scientifique
Emmanuel Swedenborg (1688-1772) est un personnage étonnant. Théologien, philosophe, scientifique et inventeur, c’est à la faveur d’une expérience mystique personnelle à l’âge de 56 ans, qu’il se découvre de nouvelles aptitudes dont celle de « voir dans le monde spirituel ». Pendant les années qui vont suivre, Swedenborg rédige alors un grand nombre d’ouvrages à caractère mystique, lesquels vont venir étayer une bibliographie philosophique et scientifique déjà solide.
Pluralité des mondes et destinée humaine
« Les merveilles du ciel et de l’enfer » est imprimé en 1758 ; nous y avons choisi le passage titré « De l’Immensité du Ciel » car celui-ci est novateur et profondément mystique quant à la question de la destinée humaine.
En premier lieu, Swedenborg rapporte de ses visions que la Terre n’est pas la seule planète habitée, et qu’il existe en réalité une multitude d’humanités répartie sur autant de planètes différentes dans le cosmos. Une affirmation audacieuse que l’Inquisition avait déjà sévèrement réprimée un peu plus d’un siècle auparavant, en condamnant à Rome un frère dominicain au bûcher. En effet, Giordano Bruno, jugé hérétique, avait déjà ouvert cette voie de réflexion en 1584. Dans le même esprit, n’oublions pas que Camille Flammarion (1842-1925), en publiant « La pluralité des mondes habités […] » en 1862, soit près d’un siècle après Swedenborg, n’en fera pas moins scandale, mais cette fois chez les apôtres de la science. Aujourd’hui, la présence de la vie sur d’autres planètes est considérée comme une évidence par la plupart des spécialistes, même si elle reste encore à découvrir.
En second lieu, ce texte permet d’apprécier l’aspect universaliste de la doctrine de l’auteur qui transparaît en filigrane dans ce passage. Swedenborg y désigne en effet tout être humain, qu’il soit né dans ou hors de l’Eglise, comme un « enfant du Seigneur », une âme appelée à se perfectionner « en intelligence et en sagesse » au gré des expériences terrestres qu’elle sera amenée à vivre. Elle pourra alors au gré de son évolution atteindre ce but mystique ultime pour l’auteur : devenir un « ange ». En cela, le Christianisme qu’il prône est adogmatique ; il privilégie en effet l’expérience spirituelle personnelle tout en insistant sur la nécessité de s’élever, par ses propres efforts, vers Dieu. Il nourrit ainsi le concept d’ « Eglise Intérieure » si cher à l’Illuminisme de ce même siècle, perpétué encore de nos jours dans les enseignements de l’Ordre Martinisme Traditionnel.
L’immensité du Ciel, par Emmanuel Swedenborg.
Extrait de Les Merveilles du Ciel et de l’Enfer | 1758
« Quiconque possède quelque connaissance des Parties, des Régions et des Royaumes de cette Terre, peut voir combien est grande sur tout ce globe la multitude des hommes : celui qui en fera le calcul trouvera qu’il meurt chaque jour plusieurs milliers d’hommes, ainsi par Année quelques myriades ou millions, et cela, depuis les premiers temps, à partir desquels se sont écoulées quelques milliers d’années ; or tous ces hommes après la mort sont venus et continuellement viennent dans l’autre monde, qui est appelé monde spirituel. Combien d’entre eux sont devenus et deviennent Anges du Ciel, c’est ce qu’on ne peut dire ; il m’a été dit que, dans les temps anciens, il y en eut un très grand nombre, parce qu’alors les hommes pensaient plus intérieurement et plus spirituellement, et qu’ils étaient par suite dans l’affection céleste ; mais que, dans les âges suivants, le nombre n’en a pas été aussi grand, parce que l’homme successivement, avec le laps du temps, est devenu plus extérieur, et a commencé à penser plus naturellement et à être par suite dans l’affection terrestre. Par là, dès l’abord, on peut voir que le Ciel provenant des seuls habitants de cette Terre est grand.
Que le Ciel du Seigneur soit immense, on peut le voir par cela seul que tous les Enfants, qu’ils soient nés au-dedans ou hors de l’Église, sont adoptés par le Seigneur, et deviennent des Anges, or leur nombre sur la terre s’élève au quart ou au cinquième de tout le Genre Humain. Que chaque Enfant, en quelque lieu qu’il soit né, soit au dedans ou hors de l’Église, de parents pieux ou de parents impies, soit reçu par le Seigneur, quand il meurt, et élevé dans le Ciel, qu’il y soit instruit selon l’Ordre Divin, et imbu des affections du bien et par elles des connaissances du vrai, et qu’ensuite, à mesure qu’il est perfectionné en intelligence et en sagesse, il soit introduit dans le Ciel et devienne Ange, on le voit ci-dessus, on peut donc en conclure combien a été grande la multitude d’Anges du Ciel provenant des seuls enfants depuis la première création jusqu’au temps présent.
On peut aussi voir combien est immense le ciel du Seigneur, par cela que toutes les Planètes, visibles à nos yeux dans notre Monde solaire, sont des Terres, et qu’il y en a en outre d’innombrables dans l’univers, et qu’elles sont toutes couvertes d’habitants, dont il a été traité dans un Opuscule particulier sur des Terres, d’où je vais extraire les passages suivants : « Qu’il y ait plusieurs Terres, et sur elles des hommes, et qu’il en ça provienne des Esprits et des Anges, c’est ce qui est bien connu dans l’autre vie ; car là, à quiconque le désire d’après l’amour du vrai et de l’usage qui en procède, il est accordé de parler avec des Esprits d’autres Terres, et d’être par-là confirmé en ce qui concerne la pluralité des Mondes, et informé que le Genre humain provient non pas seulement d’une Terre unique, mais de Terres innombrables. J’ai parlé quelquefois sur ce sujet avec des Esprits de notre Terre, et il a été dit que l’homme qui jouit d’un bon entendement peut savoir, d’après beaucoup de choses qu’il connaît, qu’il y a plusieurs Terres, et qu’elles sont habitées par des hommes ; car, d’après la raison, il peut conclure que des masses aussi grandes que le sont les Planètes, dont quelques-unes, surpassent en grandeur cette Terre, ne sont pas des masses inhabitées, et créées seulement pour être portées et parcourir l’espace autour du Soleil, et donner un peu de lueur à une seule Terre ; mais qu’il faut que leur usage soit plus important que celui-là. Celui qui croit, comme chacun doit le croire, que le Divin n’a pas créé l’Univers pour un autre but qu’afin qu’il existe un Genre humain et par suite un Ciel, car le Genre humain est la pépinière du Ciel, ne peut faire autrement que de croire qu’il y a des hommes partout où il y a une Terre. Que les Planètes, qui sont visibles à nos yeux, parce qu’elles sont en dedans des limites du monde de notre Soleil, soient des Terres, on peut le savoir d’une manière manifeste, en ce qu’elles sont des corps de matière terrestre, puisqu’elles réfléchissent la lumière du Soleil, et que, vues avec des télescopes, elles apparaissent, non pas étincelantes de flammes, comme les étoiles, mais bigarrées de, parties obscures comme des terres ; et aussi en ce qu’elles sont, comme notre Terre, portées autour du Soleil et s’avancent par la voie du Zodiaque, et par suite donnent des Années et les temps de l’Année, à savoir : le Printemps, l’Été, l’Automne et l’Hiver ; et qu’elles ont encore, comme notre Terre, un mouvement de rotation autour de leur axe, et par suite donnent des Jours et les temps du jour, à savoir : le Matin, le Midi, le Soir et la Nuit ; et de plus, en ce que quelques-unes d’entre elles ont des Lunes, qui sont appelées satellites, et qui tournent en des temps déterminés autour de leur globe, comme la Lune autour du nôtre ; et en ce que la Planète de Saturne, parce qu’elle est très éloignée du Soleil, a aussi un grand Anneau lumineux qui donne à cette terre beaucoup de lumière, quoique ce soit une lumière réfléchie.
Quel est l’homme qui, ayant ces connaissances et pensant d’après la raison, puisse dire que ce sont là des corps sur lesquels il n’y a rien ? En outre, je me suis entretenu avec des Esprits sur ce qu’il peut être cru par l’homme qu’il y a dans l’univers bien plus qu’une seule Terre, en ce que le Ciel Astral est immense et renferme des étoiles innombrables, dont chacune dans son lieu ou dans son monde est un Soleil, comme notre Soleil, mais de grandeur différente : quiconque réfléchit avec attention, conclut que toute cette immensité ne peut être qu’un moyen pour une fin qui est la dernière de la création, laquelle fin est un Royaume Céleste dans lequel le Divin puisse habiter avec des Anges et des hommes ; car l’Univers visible ou le ciel éclairé par tant d’étoiles innombrables, qui sont autant de soleils, est seulement un moyen pour qu’il existe des Terres, et si sur elles des hommes, avec lesquels est formé le Royaume Céleste. D’après cela, l’homme rationnel ne peut faire autrement que de penser qu’un si immense Moyen pour une si grande fin, n’a pas été fait pour un Genre Humain provenant d’une seule Terre : que serait-ce que cela pour le Divin, qui est Infini, et pour lequel ce serait peu et à peine quelque chose que des milliers, même des myriades de Terres, et toutes remplies d’habitants ?
Il y a des Esprits dont l’unique application est de s’acquérir des connaissances, parce qu’elles seules font leurs délices ; il est en conséquence permis à ces Esprits d’aller de côté et d’autre, et aussi de passer du monde de ce Soleil dans d’autres, et de s’amasser des connaissances : ils m’ont dit qu’il y a des Terres habitées par des hommes, non seulement dans ce monde solaire, mais encore en dehors de lui, dans le Ciel Astral, en nombre immense : ces Esprits sont de la Planète de Mercure. Le calcul a été fait, que s’il y avait un million de Terres dans l’univers, et sur chaque Terre trois de cent millions d’hommes, et deux cents Générations en six mille Ans, et qu’il fût donné à chaque homme ou à chaque esprit un espace de trois aunes cubiques, ce nombre si considérable d’hommes ou d’esprits réunis en totalité, ne remplirait cependant pas l’espace de cette Terre, et dépasserait à peine l’espace d’un des satellites qui sont autour des Planètes, espace qui dans l’univers serait d’une petitesse presque imperceptible, car un satellite est à peine visible à l’œil nu : qu’est-ce donc que cela pour le Créateur de l’univers, pour Qui ce ne serait pas assez de remplir l’univers entier, puisqu’Il est Infini ? Je me suis entretenu sur ce sujet avec des Anges, et ils m’ont dit qu’ils avaient une semblable idée du petit nombre des hommes relativement à l’Infinité du Créateur ; mais que toutefois ils y pensent non d’après les espaces, mais d’après les états, et que selon leur idée les Terres, portées à un nombre d’autant de myriades qu’on n’en pourrait jamais imaginer, ne seraient cependant absolument rien en comparaison du Seigneur. »